Vue aérienne d’une portion de l’embâcle de la rivière Saint-Jean, Gaspé, 2011
SOURCE : Maxime Boivin (UQAC)

Les enjeux du bois en rivière

La Gaspésie se démarque par ses montagnes, ses rivières ainsi que par ses forêts omniprésentes sur le territoire. La combinaison de ces trois éléments est propice à la formation d’embâcles de bois dans les cours d’eau. À Gaspé, les embâcles de l’estuaire de la rivière Saint-Jean – mesurant environ 3,5 kilomètres au total avant le démantèlement partiel de l’un de ceux-ci en 2015 – ont soulevé beaucoup de questions sur la présence de bois en rivière et ses effets. Plusieurs préoccupations ont alors été soulevées concernant les impacts potentiels de la présence de bois en rivière sur la population de saumon, la qualité de l’eau, la diversité des habitats aquatiques, les menaces aux infrastructures ainsi que sur la perte de terrain par l’érosion des berges.

Puisque la Gaspésie est un territoire majoritairement forestier, il est normal et attendu qu’il y ait du bois le long des berges des cours d’eau. La mortalité naturelle, couplée aux processus dynamiques de migration des cours d’eau, peut apporter de grandes quantités de bois dans les rivières. Ce bois sera ensuite transporté jusqu’à des zones d’accumulation où le bois pourra former des embâcles qui continueront à évoluer dans le temps. Le bois en rivière est donc recruté, transporté et accumulé selon la dynamique hydrosédimentaire des cours d’eau et fait partie de l’équilibre naturel de cette dynamique.

QU’EST-CE QU’UN EMBÂCLE ?

Un embâcle est formé de morceaux de bois accumulés ensemble dans la plaine d’un cours d’eau. On parle d’embâcle dès que l’accumulation est composée au minimum de trois morceaux de bois d’un diamètre supérieur à 10 centimètres (0,1 m) et d’une longueur minimale d’un mètre (1 m).

 

Les effets multiples du bois en rivière

La formation d’un embâcle peut être perçue négativement, mais la présence de bois en rivière peut avant tout avoir des effets bénéfiques. La dynamique du bois en rivière est complexe et il est difficile de généraliser ses impacts potentiels. Le bois complexifie la dynamique des cours d’eau en agissant sur ses trois composantes majeures : la structure de l’écoulement, la dynamique sédimentaire et la morphologie. Ces interactions peuvent mener à la fois  à des changements et à de la stabilité, ayant des effets multiples et inverses, selon les caractéristiques de l’embâcle, son emplacement et selon l’échelle d’analyse.

Par exemple, le bois en rivière peut à la fois ralentir l’écoulement de l’eau en diffusant celui-ci au travers de ses morceaux, tel un barrage de castor qui retient l’eau, ou concentrer l’écoulement, le rendant plus rapide, étant un obstacle physique qui dévie le courant. La présence de plusieurs embâcles perméables dans un cours d’eau, en ralentissant l’écoulement, peut diminuer l’ampleur des crues et donc des inondations. Cependant, l’effet inverse peut être observé si une crue soudaine déloge des embâcles ou des barrages.

Lorsque du bois en rivière concentre l’écoulement de l’eau, l’augmentation locale de sa vitesse locale peut causer de l’érosion. Par contre, si le bois est ancré sur une berge qui était préalablement en érosion, il peut protéger celle-ci de l’écoulement en redirigeant l’eau vers l’autre berge. En déviant l’écoulement vers le lit du cours d’eau, le bois en rivière peut aussi créer des fosses plus profondes à certains endroits et, en même temps, permettre l’accumulation de sédiments aux endroits où la vitesse de l’écoulement devient plus faible.

Embâcle de bois sur la rivière de Mont-Louis, en Haute-Gaspésie. Le bois protège la berge en érosion et redirige l’écoulement au centre du chenal, créant des zones de courant de différentes vitesses et des fosses à la base de l’embâcle.
Source : Maxime Boivin (UQAC) et Maxime Maltais (UQAR)

Le bois en rivière peut remplir différents rôles écologiques. La création de fosses et l’accumulation de sédiments de tailles variées mènent à une plus grande diversité des habitats aquatiques et riverains. Une plus grande diversité des habitats favorise à son tour une plus grande diversité d’espèces.  De plus, un embâcle stable peut permettre le développement d’algues et la création d’îlots végétalisés, offrant ainsi des aires d’alimentation, de repos et des refuges thermiques. La présence de bois en rivière peut, de cette façon, réduire le stress et la prédation que peuvent subir certaines espèces et leurs juvéniles. En augmentant ainsi le succès de certaines espèces aquatiques et leur diversité, la présence de bois en rivière rend les écosystèmes plus résilients aux perturbations futures.

Il peut arriver qu’un embâcle de bois en rivière, tel celui de la rivière Saint-Jean, soit si massif qu’il puisse nuire à la libre circulation du saumon. Cependant, la majorité des embâcles ne sont pas aussi volumineux que ce dernier et ne causent pas d’obstruction complète. Au final, leurs effets – positifs, neutres et/ou négatifs – dépendent fortement de leur taille, de leur position, de leur composition et de leur stabilité, ainsi que de la proportion du chenal obstrué et de la dynamique du cours d’eau dans lequel il se trouve.

Bonnes pratiques

Embâcle de bois sur la rivière Cap-Chat, en Haute-Gaspésie.
SOURCE :
 Sophie Delorme, CENG

Puisque les embâcles de bois sont complexes et uniques, il est difficile de prévoir leurs impacts sur un cours d’eau. Très souvent, on choisit de démanteler un embâcle pour prévenir d’éventuels effets négatifs. Cependant, le démantèlement d’un embâcle peut également avoir des impacts imprévus sur le comportement d’un cours d’eau, souvent proportionnels au volume de bois retiré. Pour cette raison, il est préférable de bien diagnostiquer la situation, en fonction notamment de la dynamique de la rivière, avant de prendre une telle décision. D’autant que, dans les tronçons de cours d’eau ayant tendance à accumuler du bois, il est fort probable qu’un nouvel embâcle se forme à l’endroit même où un embâcle a précédemment été démantelé. De plus, lors du démantèlement d’un embâcle, ses fonctions écosystémiques disparaissent – augmentant le stress des espèces qui avaient besoin de cet habitat – et ses effets positifs, le cas échéant, cessent d’être, tel que la protection des berges et la dissipation des crues. Le démantèlement d’embâcles n’est donc pas toujours la solution à préconiser. Souvent, des études et un suivi sont nécessaires pour bien comprendre les impacts d’une telle présence de bois dans une rivière.

Pour répondre aux besoins et aux interrogations des acteurs de l’eau sur la dynamique du bois en rivière, une équipe de chercheurs en géomorphologie et dynamique fluviale de l’Université du Québec à Rimouski (UQAR) et de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) a développé un Guide d’analyse de la dynamique du bois en rivière, avec l’appui financier du CENG et de la Fondation de la faune du Québec. Ce guide introduit des notions d’hydrogéomorphologie, explique le rôle du bois en rivière et son influence dans un bassin versant, dénote les types d’interventions réalisés vis-à-vis les embâcles et présente différentes études de cas. Ses auteurs proposent également un Outil d’aide à la décision pour les gestionnaires de cours d’eau. Cet outil permet de créer un point de départ dans la prise de décision pour déterminer la nécessité, ou non, de retirer le bois en rivière. Il incorpore les multiples aspects de la dynamique fluviale et de la dynamique du bois afin de comprendre les enjeux liés aux risques et à l’habitat. La version la plus récente du guide et de l’outil est disponible à partir du lien suivant :

 

 

En ayant de meilleures connaissances sur la dynamique du bois en rivière, les gestionnaires de cours d’eau pourront prendre des décisions plus éclairées lorsqu’ils seront confrontés à la présence d’un embâcle sur leur territoire. La présence de bois est inévitable dans les cours d’eau du nord de la Gaspésie; elle peut demeurer favorable dans un contexte de gestion éclairée, c’est-à-dire si les secteurs d’accumulation de bois sont identifiés et suivis afin d’anticiper les ajustements – positifs ou négatifs – pouvant être causés par celui-ci. Dans une démarche visant le maintien d’un habitat aquatique de qualité et diversifié, voire la restauration de cours d’eau et de milieux humides, le bois en rivière devrait, autant que possible, être maintenu au sein des cours d’eau.

 

 

Références

Boivin, M. et T. Buffin-Bélanger, 2016. Analyse par bilan ligneux de la dynamique des bois morts à multiples échelles spatiales et temporelles dans une rivière semi-alluviale de région froide : Le cas de la rivière Saint-Jean, Gaspé. Rapport final présenté à la Société de Gestion des Rivières de Gaspé Inc. Laboratoire de géomorphologie et dynamique fluviale, Rimouski. 30 pages + annexes.

Boivin M., Maltais M., et T. Buffin-Bélanger, 2019. Guide d’analyse de la dynamique du bois en rivière. Guide scientifique présenté au Conseil de l’eau du Nord de la Gaspésie et à la Fondation de la Faune du Québec. 97 pages + annexes.