Mais où se cache le roi des rivières de la Gaspésie?

Depuis la fin de la période estivale de 2024, le saumon atlantique fait la une des journaux au Québec, mais pas pour les bonnes raisons. En effet, les montaisons sont de beaucoup inférieures à celles de l’année dernière dans la majorité des rivières du Québec. Ce phénomène est également constaté ici dans nos rivières gaspésiennes et semble grandement inquiéter les gestionnaires de rivières à saumon.
 

Mode de vie et écologie du saumon atlantique

Afin de mieux comprendre les causes potentielles de cette situation, il est important de bien cerner le mode de vie du saumon atlantique et son écologie. Le saumon atlantique est un salmonidé anadrome, c’est-à-dire qu’il se reproduit en eau douce après avoir effectué au moins une migration en eau salée (Aas et al., 2010; April et al., 2023). Le début du cycle de vie du saumon se déroule en rivière, là où les œufs auront éclos pour devenir des alevins, puis de jeunes saumons. Au bout de deux à cinq ans, ces jeunes saumons – dit « tacons » (ou parr) – vont par la suite prendre le chemin de la mer; à ce moment, une transformation physiologique les prépare à la vie marine et le tacon, devenu « saumoneau » (ou smolt), s’imprègne de sa rivière natale en vue de revenir s’y reproduire plus tard (Aas et al., 2010; April et al., 2023). Après un séjour en mer, d’une durée variant d’un poisson à l’autre, les saumons – devenus adultes – reprennent la direction de leur rivière natale afin de s’y reproduire (frayer); ils arrêteront alors de s’alimenter jusqu’à leur retour en mer.
Lors de ce retour en rivière, les saumons sont classés selon leur longueur, soient des petits (moins de 63 cm) ou de grands (plus de 63 cm) saumons (MFFP, 2016). Cette taille est également le reflet du nombre d’années qu’ils auront passé en mer avant leur retour; le saumon ayant passé une seule année en mer (unibermarin) – nommé « madeleineau » (ou grisle) – sera considéré comme un petit saumon, alors que celui ayant passé au moins deux années en mer (dibermarin ou pluribermarin) sera considéré comme un grand saumon. Par ailleurs, le saumon atlantique est une espèce itéropare, c’est-à-dire qu’elle peut se reproduire plus d’une fois. Il est important de comprendre que ces salmonidés reviennent en rivière avec une seule idée en tête, celle de se reproduire. Cependant, le nombre de montaisons n’était pas au rendez-vous cette année. Pourquoi?
 

Saumons remontant la rivière @ Diane Bois

L’importance du saumon en Gaspésie

Effectivement, la situation semble inquiétante à travers le Québec et également ici en Gaspésie sachant que la pêche au saumon est un apport important pour l’industrie récréotouristique de la région. Dans la zone de gestion intégrée de l’eau (ZGIE) du nord de la Gaspésie, on dénombre six rivières à saumon exploitées – soit les rivières Cap-Chat, Sainte-Anne, Madeleine, York, Dartmouth et Saint-Jean – représentant 71 % du territoire de la ZGIE. Le saumon atlantique est sans contredit l’espèce qui suscite le plus de passion chez les pêcheurs fréquentant la région. De ce fait, il occupe une place importante dans les mœurs de la population gaspésienne tout en étant également responsable d’un apport économique important pour le tourisme.

Pêche à la mouche sur la rivière Sainte-Anne @ Angel Vallée

Les rivières à saumon, en raison de leur importance socioéconomique, culturelle et écologique, bénéficient d’une attention particulière de la part des gestionnaires des ressources fauniques du territoire (MFFP, 2016). D’ailleurs, un suivi rigoureux de l’abondance et de l’exploitation du saumon atlantique dans la province est effectué par le ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs (MELCCFP) afin d’assurer la conservation et la mise en valeur de cette espèce. Malgré cela, l’abondance des saumons adultes a graduellement diminué au cours des dernières décennies au Québec (MFFP, 2022; MELCCFP, 2024). En effet, leur nombre est passé de 120 000 saumons adultes en moyenne durant les années 1980 à environ 66 000 saumons en moyenne depuis les années 2010 dans les 114 rivières à saumons suivies sur le territoire (MFFP, 2022; MELCCFP, 2024).
Il est important de comprendre que les montaisons ont toujours fluctué dans le temps comme on peut le constater dans nos rivières à saumon gaspésiennes (figure 1). Mais malgré cela, les gestionnaires de rivières à saumon et les organismes de conservation demeurent très inquiets de la baisse généralisée des taux de montaisons observés dans les cours d’eau de la province durant l’été 2024. À l’initiative de la Fédération québécoise du saumon atlantique (FQSA), une centaine d’intervenants et de gestionnaires de rivières à saumon se sont réunis à La Malbaie, en novembre dernier, pour discuter de la situation actuelle concernant notre salmonidé emblématique du Québec. Le constat est unanime, les drapeaux rouges sont levés, mentionne Rémi Lesmerises, directeur général de la Société de gestion des rivières de Gaspé, qui a assisté à la rencontre. En Gaspésie, les rivières sont généralement en bonne santé, car elles sont situées en grande majorité en milieu forestier et peu anthropisé. Alors qu’est-ce qui peut expliquer cette diminution importante des montaisons?
 
Figure 1. Les quarante (40) zones de gestion intégrée de l’eau par bassin versant (ZGIEBV) du Québec (MELCCFP 2024).

Figure 1 : Nombre de montaisons totales du saumon atlantique de 1984 à 2023 dans les six rivières à saumon exploitées du nord de la Gaspésie.

Hypothèse sur la situation actuelle

Le problème semble survenir en mer, explique Rémi Lesmerises. En effet, les saumoneaux de tout le Québec passent par le nord de Terre-neuve avant de se diriger vers le nord du Groenland lors de leur migration en mer. Cependant, ceux-ci meurent avant de revenir de la mer et ne semblent même pas atteindre le détroit de Belle Isle, mentionne le directeur de la Société de gestion des rivières de Gaspé. Au moment d’écrire ces lignes, les causes responsables du déclin des montaisons sont encore nébuleuses. Par contre, plusieurs hypothèses émergent du lot selon M. Lesmerises. Le réchauffement des eaux, la baisse de la biomasse servant de nourriture aux saumons (krill, capelans, etc.), le déplacement des prédateurs (p.ex. le phoque) et même la prise accessoire du saumon par la pêche commerciale sont toutes des hypothèses plausibles, explique-t-il. Dans tous les cas, il y a urgence d’agir et de travailler de concert avec les différentes instances pour assurer la pérennité et la conservation de l’espèce, conclut M. Lesmerises.
Au sein du MELCCFP, on abonde dans le même sens, le problème apparaît se situer en mer puisque le suivi des dévalaisons du saumon en rivière semble assez stable, mentionne Valérie Bujold, biologiste au Ministère. On s’attend d’ailleurs à avoir peu de grands saumons en 2025. Des consultations auront lieu dans les prochains mois afin d’établir des mesures visant la conservation et la protection de l’espèce, notamment la remise à l’eau de tous les saumons pour la prochaine année, explique-t-elle. Mme Bujold mentionne également que le Ministère collabore sur différents projets de recherche, notamment avec l’Université Laval dans le cadre d’une étude portant sur la relation entre la survie en mer du saumon atlantique et les facteurs abiotiques affectant ce milieu. Ce projet de recherche pourrait peut-être apporter certaines réponses à nos questions. Le MELCCFP participe aussi, en partenariat avec la FQSA et le ministère des Pêches et Océans (MPO), à un programme de suivi télémétrique du saumon. C’est une situation préoccupante, mais on poursuit nos efforts de recherche et de conservation, en collaboration avec différents organismes, afin d’identifier les causes potentielles affectant les montaisons du saumon atlantique, conclut Mme Bujold.
 

Pêche sur la rivière York @ Marie-Christine Plourde

Projets en cours sur le territoire

Bien que les principales préoccupations se tournent vers la situation du saumon en mer, il demeure malgré tout important de s’assurer de la qualité de son habitat en rivière. C’est pourquoi, à une échelle plus locale, des projets sont également en cours. À titre d’exemple, le Gespe’gewa’gi Institute of Natural Understanding (GINU), en collaboration avec le CENG et d’autres partenaires dont le ministère des Ressources naturelles et des Forêts (MRNF), utilise la technologie LiDAR afin d’identifier les sources à forts potentiels d’érosion et d’apport en sédiments dans les rivières à saumon gaspésiennes. En effet, il est important de savoir que les ponceaux mal entretenus ou en mauvais état, le réseau routier forestier et les fortes pentes sont souvent responsables d’apports en sédiments dans les cours d’eau. Ces sédiments, souvent fins, constituent un risque de dégradation de l’habitat du saumon atlantique, notamment en colmatant leurs frayères, privant ainsi d’oxygénation les œufs en attente d’éclosion. Le GINU a également réalisé une étude sur l’accessibilité à différents tributaires de rivières à saumon pour les tacons, dont l’accès peut être restreint par l’état inadéquat de ponceaux infranchissables, limitant la circulation aval/amont des poissons et réduisant par conséquent les habitats disponibles à leur alimentation.
 
Par ailleurs, à une échelle plus globale, le gouvernement fédéral a récemment dévoilé sa Stratégie nationale du Canada pour assurer l’avenir du saumon atlantique. La stratégie proposée porte sur un plan de 400 millions $ étalés sur 12 ans et implique le suivi d’environ trois générations de saumon atlantique, explique Charles Cusson, directeur général des programmes au Québec à la Fédération du saumon atlantique dans un article du Courrier de la Nouvelle-Écosse (Agogno, 2024).

@ Diane Bois

Espérons que ces initiatives nous permettront d’y voir plus clair dans les eaux parfois troubles du saumon atlantique et de prendre les mesures adéquates pour en assurer la pérennité pour les pêcheurs d’aujourd’hui et de demain. Autrement, comme le souligne M. Lesmerises, « si on a deux autres années avec des taux de montaisons similaires à 2024, c’est terminé pour la pêche au saumon en Gaspésie » et la poursuite de ce déclin pourrait avoir raison de cette espèce emblématique de notre territoire.
 

Références 

Aas, Ø., Klemetsen, A., Einum, S., et Skurdal, J. 2010. Atlantic salmon ecology. John Wiley and Sons. 492 p.

Agogno, F., 2024. Nouvelle stratégie nationale pour le saumon atlantique, [En ligne], URL : https://lecourrier.com/actualites-politiques/2024/08/09/nouvelle-strategie-nationale-pour-le-saumon-atlantique/

April, J., Bujold, V., Cauchon, V., Doucet-Caron, J., Gagnon, K., Guérard, M., Le Breton, S., Nadeau, V., Plourde-Lavoie, P. et Bujold, J. N., 2023. Information on the Atlantic Salmon (Salmo Salar) in Quebec for the Preparation of the Second Status Report by the Committee on the Status of Endangered Wildlife in Canada. Canadian Science Advisory Secretariat (CSAS), 86 p.

MFFP. 2016. Plan de gestion du saumon atlantique 2016-2026, ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, Direction générale de l’expertise sur la faune et ses habitats, Direction de la faune aquatique, Québec, 40 p.

MELCCFP, 2024. Suivi des populations témoins de saumon atlantique au Québec – rapport scientifique 2022, ministère de l’environnement, de la lutte aux changements climatiques, des faunes et des parcs, Secteur de la faune, 69 p.

MFFP, 2022. Bilan de l’exploitation du saumon au Québec en 2021, ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, Secteur de la faune, 302 p.